(arrêt Conseil d’Etat, 6 août 2025, n° 493607)
Les médecins condamnés par les Chambres disciplinaires de première instance, puis par la Chambre disciplinaire de l’Ordre national, comme les chirurgiens-dentistes, les pharmaciens, les sage-femmes ou les masseurs-kinésithérapeutes devant leurs Ordres respectifs, rechignent parfois à exercer les voies de recours, préférant exécuter leur condamnation et tourner définitivement la page.
Dans cette affaire, qui vient de donner lieu à un arrêt du 6 août 2025, le médecin spécialiste en gynécologie-obstétrique :
- a été condamné par la Chambre disciplinaire de première instance d’Ile-de-France à une interdiction d’exercer la médecine pendant un an, dont six mois assortis du sursis ;
- sanction convertie par la Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins à une interdiction d’exercice pendant une durée ferme de trois mois ;
- laquelle vient d’être annulée par le Conseil d’Etat.
Devant la Chambre disciplinaire nationale, il avait été retenu à l’encontre du gynécologue-obstétricien :
« Aux termes de l’article R. 4127-32 du code de la santé publique : « Dès lors qu’il a accepté de répondre à une demande, le médecin s’engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents ». Aux termes de l’article R. 4127-33 du même code : « Le médecin doit toujours élaborer son diagnostic avec le plus grand soin, en y consacrant le temps nécessaire, en s’aidant dans toute la mesure du possible des méthodes scientifiques les mieux adaptées et, s’il y a lieu, de concours appropriés ».Aux termes de l’article R. 4127-35 du même code : « Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. (…) ».
« Il résulte de l’instruction qu’en décembre 2013, Mme B a été adressée par sa gynécologue au Dr A, spécialiste en gynécologie-obstétrique, en raison de métrorragies persistantes. L’analyse anatomopathologique et une IRM pelvienne ont montré la présence d’un adénocarcinome. Une réunion de concertation pluridisciplinaire réalisée en janvier 2014 à laquelle participaient notamment le Dr A et le Dr C, oncologue, a décidé la réalisation d’un curage lombo-aortique suivi d’une chimio et d’une radiothérapie. Le Dr A et Mme B ont ensuite décidé d’une hystérectomie réalisée en juillet 2014. Le traitement ayant apparemment réussi, le Dr A a réalisé les examens réguliers de contrôle dans les années qui ont suivi. Alors que les scanners et PET scan réalisés entre 2015 et début 2019 donnaient lieu à des comptes rendus rassurants, les mêmes examens réalisés en juillet et septembre 2019 faisaient apparaître un nodule au poumon droit qui, par lecture rétroactive, avait grossi par rapport aux imageries de 2017 et 2018. Le suivi ultérieur a été réalisé par le Dr C, hors la participation du Dr A. Mme B a connu plusieurs rechutes et vit dans une grande anxiété.
« Il résulte également de l’instruction que le Dr A a prescrit à Mme B, de 2014 à 2019, un traitement hormonal à base d’oestrogène contre les bouffées de chaleur.
« Si aucun élément du dossier ne permet de définir avec précision quel mode de collaboration les Dr A et C avaient adopté pour le suivi de Mme B à partir de 2015, les bonnes pratiques dans cette situation imposent un suivi conjoint au minimum entre le médecin traitant, le gynécologue et l’oncologue. En particulier les imageries de suivi elles-mêmes et leurs comptes rendus, qui vont au-delà des seuls organes abdomino-pelviens et portent notamment sur le cerveau et les poumons, ne pouvaient relever du seul gynécologue et devaient être transmis à l’oncologue. Il résulte de l’instruction que de 2015 à 2019, le Dr A n’a transmis aucun document de suivi au Dr C et qu’il s’est borné, selon ses propres propos, à lui « donner des nouvelles » verbalement de la patiente pendant cette même période. S’il ne peut être déterminé avec certitude qu’une information plus précoce du Dr C aurait permis une meilleure prise en charge de Mme B à compter de 2017 ou 2018, il n’en reste pas moins qu’en assurant seul le suivi oncologique de la patiente dans les conditions qui viennent d’être rappelées, le Dr A n’a pas élaboré son diagnostic avec le plus grand soin et n’a pas délivré des soins consciencieux en s’entourant des avis de tiers compétents, en méconnaissance des obligations énoncées par les dispositions des articles R. 4127-32 et R. 4127-33 du code de la santé publique citées ci-dessus.
« Il résulte en revanche de l’instruction que ni la prescription d’un traitement hormonal, décidée au demeurant conjointement avec l’oncologue, ni la circonstance que l’hystérectomie pratiquée en 2014 par le Dr A aurait laissé subsister des « ganglions » ne sont de nature à caractériser des manquements aux dispositions des articles R. 4127-32 et R. 4127-33 du code de la santé publique.
« Il ne résulte enfin pas de l’instruction que le Dr A, s’il est resté taisant pendant la période de 2014 à 2019 quant aux informations qu’il communiquait au Dr C, aurait méconnu envers Mme B les dispositions de l’article R. 4127-35 du même code pendant cette période.
« Les manquements déontologiques relevés au point 5 ci-dessus justifient que soit infligée au Dr A la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant une durée de trois mois. Il y a lieu de réformer en ce sens la décision attaquée.
« Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge du Dr A le versement à Mme B d’une somme de3 000 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
« PAR CES MOTIFS,
« DECIDE :
Article 1er : Il est infligé au Dr A la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant une durée de trois mois. Cette sanction sera exécutée du 1er septembre 2024 à 0h au 30 novembre 2024 à minuit.
« Article 2 : La décision du 24 juin 2022 de la chambre disciplinaire de première instance d’Ile-deFrance de l’ordre des médecins est réformée en ce qu’elle a de contraire à la présente décision.
Article 3 : Le Dr A versera à Mme B une somme de 3 000 euros au titre du I de l’article 75 de la loi du 10 juillet 1991. »
Cette décision disciplinaire vient d’être annulée par le Conseil d’Etat sur un moyen de forme dont il est intéressant de prendre connaissance intégrale :
« Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme B a porté plainte contre M. A, médecin spécialiste, qualifié en gynécologie obstétrique, devant le conseil départemental de Paris de l’ordre des médecins, qui a transmis sa plainte à la chambre disciplinaire de première instance d’Île-de-France de l’ordre des médecins, sans s’y associer. Par une décision du 24 juin 2022, la chambre disciplinaire de première instance a infligé à M. A la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant un an dont six mois assortis du sursis. Par une décision du 3 avril 2024, contre laquelle M. A se pourvoit en cassation, la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins a, sur appel de l’intéressé, réformé cette décision et infligé à M. A la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant une durée de trois mois.
« 2. En premier lieu, aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition.
« 3. Ces exigences impliquent qu’une personne faisant l’objet d’une procédure disciplinaire ne puisse être entendue sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’elle soit préalablement informée du droit qu’elle a de se taire. Il en va ainsi, même sans texte, lorsqu’elle est poursuivie devant une juridiction disciplinaire de l’ordre administratif. A ce titre, elle doit être avisée qu’elle dispose de ce droit tant lors de son audition au cours de l’instruction que lors de sa comparution devant la juridiction disciplinaire. En cas d’appel, la personne doit à nouveau recevoir cette information.
« 4. Il s’ensuit, d’une part, que la décision de la juridiction disciplinaire est entachée d’irrégularité si la personne poursuivie comparaît à l’audience sans avoir été au préalable informée du droit qu’elle a de se taire, sauf s’il est établi qu’elle n’y a pas tenu de propos susceptibles de lui préjudicier. D’autre part, pour retenir que la personne poursuivie a commis des manquements et lui infliger une sanction, la juridiction disciplinaire ne peut, sans méconnaître les exigences mentionnées aux points 2 et 3, se déterminer en se fondant sur les propos tenus par cette personne lors de son audition pendant l’instruction si elle n’avait pas été préalablement avisée du droit qu’elle avait de se taire à cette occasion.
« 5. En second lieu, aux termes de l’article L. 4126-1 du code de la santé publique : « Aucune peine disciplinaire ne peut être prononcée sans que le médecin () en cause ait été entendu ou appelé à comparaître ». Aux termes des articles R. 4126-25 et R. 4126-26 de ce code, rendus applicables à la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins par l’article R. 4126-43 : « () / Les parties sont convoquées à l’audience () » et « Les affaires sont examinées en audience publique () ». Aux termes du deuxième alinéa de l’article R. 4126-29 du même code relatif aux mentions figurant sur la décision juridictionnelle rendue : « Mention y est faite que le rapporteur et, s’il y a lieu, les parties, les personnes qui le sont représentées ou assistées ainsi que toute personne convoquée à l’audience ont été entendues ».
« 6. Il résulte de ce qui a été dit aux points 2 et 3 que le médecin poursuivi devant la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins doit être informé du droit qu’il a de se taire dans les conditions précisées au point 3.
« 7. Il résulte des mentions de la décision attaquée que M. A a comparu devant la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins lors de l’audience s’étant tenue le 12 janvier 2024 et qu’il y a été entendu. Or, il ne ressort ni des mentions de cette décision, ni des pièces de la procédure suivie en appel qu’il ait été préalablement informé du droit qu’il avait de s’y taire. Il n’est pas davantage établi qu’il n’y aurait pas tenu des propos susceptibles de lui préjudicier. Par suite, M. A est fondé à soutenir que la décision qu’il attaque, qui lui a infligé la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant une durée de trois mois, est entachée d’irrégularité.
« 8. Il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de son pourvoi, que M. A est fondé à demander l’annulation de la décision du 3 avril 2024 de la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins qu’il attaque.
« 9. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à la charge de M. A, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées au même titre par M. A.
« D E C I D E :
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Article 1er : La décision de la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins du 3 avril 2024 est annulée.
Article 2 : L’affaire est renvoyée à la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi de M. A est rejeté.
Article 4 : Les conclusions présentées par Mme B au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées. »
Il est assez jouissif de gagner un recours sur le fondement de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 dont l’article 9 prévoit :
« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. »,
particulièrement en 2025 où la jurisprudence française ne cesse d’être influencée par le droit européen.
Dans un autre arrêt de la même 4ème Chambre prononcé le 26 juin 2025 (n° 493927), le Conseil d’Etat a annulé, pour la même raison, une interdiction d’exercer la médecine pendant six mois, dont trois assortis du sursis, au profit d’un médecin spécialiste en chirurgie orthopédique et traumatologique.
Un vétérinaire a bénéficié également de l’annulation d’une suspension du droit d’exercer pendant deux ans (arrêt du Conseil d’Etat, Section, 19 décembre 2024, n° 490952).
Un pharmacien a lui aussi échappé sur le même fondement à une interdiction d’exercer la pharmacie pendant une durée d’un an dont six mois assortis du sursis (Conseil d’Etat, 5ème Chambre, 10 mars 2025, n° 492524).
Un chirurgien-dentiste a fait annuler son interdiction d’exercer la profession pendant une durée de six mois dont trois mois avec sursis (Conseil d’Etat, 4ème Chambre, 30 juin 2025, n° 497273), avec le même alinéa :
« En application de l’article 9 de la Déclaration de 1789 […], il résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. »
Ces jurisprudences conduiront bien évidemment le professionnel de santé condamné à lire attentivement la décision prononcée à son encontre pour vérifier qu’elle contient expressément la mention selon laquelle il a été préalablement informé de son droit de garder le silence pendant l’audience.
Une fois la décision annulée, l’affaire est renvoyée devant la Chambre disciplinaire qui l’a prononcée, laquelle veillera à ne pas renouveler son précédent manquement. Le droit de se taire non annoncé au professionnel au moment opportun lui aura permis, si jamais il est de nouveau condamné, de gagner souvent plusieurs années avant d’exécuter sa suspension d’exercice.