Paradoxe contemporain de la sexualité, redistribution des méthodes contraceptives et besoin urgent de reconsidération de nos programmes de prévention en matière de santé sexuelle
Résumé des premiers résultats de l’étude CSF-2023 : Contexte des sexualités en France - Premiers résultats de l’enquête CSF-2023 Inserm-ANRS-MIE [i]
Introduction
L’Inserm a publié en novembre 2024 les premiers résultats de l’étude « Contexte des sexualités en France » menée de 2019 à 2023, portant sur 31 518 personnes. Il s’agit de la 4ème enquête scientifique nationale depuis 1970, visant à étudier les différentes formes de sexualité́ et les pratiques en santé sexuelle de la population française. Elle se démarque des précédentes par un plus grand nombre de participants avec une extension des âges étudiés (15-89 ans versus 18-69 ans précédemment) et des champs géographiques (prise en compte de la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion). L’objectif final étant de fournir des indicateurs clés permettant d’évaluer la stratégie nationale de santé sexuelle à l’horizon 2030, en se basant sur 3 principaux axes d’étude : (1) la diversification des représentations et des pratiques sexuelles ; (2) l’effet des conditions de vie sur la vie sexuelle ; (3) la relation entre sexualité et état de santé aux différents âges de la vie et les nouvelles modalités d’accès au système de santé (plateformes numériques).
Méthodologie
L’étude s’est déroulée en plusieurs temps : (1) questionnaire téléphonique (n = 31 518 au total avec un taux de réponse de 34% en France hexagonale) ; (2) autoquestionnaire rempli en ligne (n = 17 135, soit un taux de participation de 61% en France hexagonale) ; (3) autoprélèvement biologique pour majeurs âgés de moins de 60 ans afin d’estimer la prévalence des IST de type chlamydia trachomatis, neisseria gonorrhoeae, mycoplasma genitalum (n = 4 872 soit 32% parmi les participants éligibles), et proposer un dépistage du papillomavirus chez les 18-29 ans (n = 811 soit 27% parmi les participants éligibles). La répartition par tranches d’âge des participants était équivalente chez les hommes et les femmes avec 17 à 20% pour les tranches d’âges suivantes : 18-29 ans, 30-39 ans, 40-49 ans, 50-59 ans, environ 15% de 60-69 ans, 10% de 70-89 ans et 1% de 15-17 ans.
Premiers résultats en France hexagonale :
1/ Cartographie sociale des sexualités :
- Après avoir diminué de 3 ans pour les femmes entre les années 1960 et les années 2000 (20,1 ans versus 17,3 ans), l’âge médian au premier rapport sexuel a légèrement réaugmenté depuis la fin des années 2010 pour les deux sexes (18,2 ans pour les femmes et 17,7 ans pour les hommes).
- Le nombre de partenaires sexuel(le)s au cours de la vie chez les femmes a augmenté au fil du temps, passant de 3,4 partenaires en moyenne en 1992 à 4,5 en 2006 et à 7,9 en 2023. On observe la même tendance à l’augmentation chez les hommes avec des chiffres plus élevés (11,2 en 1992, 11,9 en 2006 puis 16,4 partenaires en moyenne en 2023).
- On observe un élargissement des répertoires sexuels : A tous les âges on note une augmentation de la déclaration d’autres pratiques sexuelles, notamment chez les femmes pour la masturbation (42,4 % en 1992, 56,5 % en 2006 et 72,9 % en 2023). On note également une augmentation de l’expérimentation de fellation, du cunnilingus et de la pénétration anale chez les deux sexes au fil du temps
- L’acceptation sociale de l’homosexualité a elle aussi augmenté mais reste moins répandue chez les hommes (69,6 % des femmes versus 56,2 % des hommes). A noter une inversion du ratio entre les personnes considérant que l’homosexualité est une sexualité comme une autre, actuellement moins nombreuses que celles déclarant qu’elles accepteraient que leur propre enfant soit homosexuel, ce qui peut s’expliquer par l’évolution du paysage socio juridique des dernières années (loi sur le mariage pour tous en 2013, ouverture de l’accès à l’AMP aux couples de femmes et aux femmes célibataires en 2021).
- Les taux d’acceptation de la transidentité sont plus faibles (41,9 % des femmes et 31,6 % des hommes le considèrent qu’il s’agit d’une identité comme une autre, et un plus faible nombre accepteraient la transidentité éventuelle de leur enfant (40,5 % des femmes et 33,0 % des hommes).
- Diversité des orientations sexuelles : On note une augmentation des déclarations d’attirance pour une personne de même sexe ou indépendamment de leur genre avec une hausse plus marquée chez les 18-29 ans (32,3 % des femmes et 13,8 % des hommes pour des personnes de même sexe et respectivement 4,3 % et 1,7 % indépendamment de leur genre). On observe également une augmentation des relations sexuelles avec un(e) partenaire du même sexe, en particulier chez les femmes de 18-29 ans (14,8% chez les femmes versus 9,3% chez les hommes). Plus d’une femme sur cinq et d’un homme sur sept ne se considèrent pas strictement hétérosexuel.
- Des démarches de changement de genre ont été entreprises par 0,1% de la population et 2,3 % des femmes et 2,4% des hommes de l’étude déclarent y avoir déjà pensé. Ces pourcentages sont plus élevés chez les personnes ne se considérant pas strictement hétérosexuelles (6,9 % des femmes et 11,0 % des hommes).
- Sexualités dans les espaces numériques : Avec le développement des activités sexuelles en ligne ces dernières années, 33 % des femmes et 46,6 % des hommes ont eu une expérience sexuelle en ligne avec une autre personne (connexion à un site dédié, rencontre d’un partenaire, échange d’images intimes) alors qu’en 2006, 10% des femmes et 13% des hommes s’étaient déjà connectés à un site de rencontre. Ces pratiques sont beaucoup plus fréquentes chez les tranches d’âges les plus jeunes et parmi les minorités sexuelles (63,9 % des femmes et 72,8 % des hommes de moins de 30 ans ; 66,6 % des femmes et 73,4 % des hommes non hétérosexuels). L’ampleur des expériences préjudiciables en ligne a également été étudiée en agrégeant différentes formes de harcèlement sexuel (réception de messages ou d’images intimes ou sexuelles non sollicités, diffusion à son insu d’images intimes) : 13,1% des femmes et 12,9% des hommes dont 1 femme sur 3 et 1 homme sur 4 chez les moins de 30 ans.
- On note des violences sexuelles de plus en plus déclarées : 29,8 % des femmes (versus 15,9% en 2006) et 8,7 % des hommes de 18-69 ans (versus 4,6% en 2006) déclarent avoir subi un rapport forcé ou une tentative de rapport forcé au cours de leur vie, avec une augmentation plus marquée chez les 18-29 ans pour des actes pouvant souvent avoir eu lieu quand ils étaient mineurs (36,8 % pour les femmes et 12,4 % pour les hommes).
- Baisse de certains indicateurs sexuels : l’activité sexuelle dans les 12 derniers mois ainsi que la fréquence des rapports dans les 4 dernières semaines ont diminué au fil du temps, pour les deux sexes et dans tous les groupes d’âge (au cours de la dernière année : 77,2% des femmes en 2023 versus 86,4% en 1992 ; 81,6% des hommes en 2023 versus 92,1% en 1992). Cette baisse est observée notamment chez les personnes vivant en couple. A contrario, on observe une prolongation de la vie sexuelle aux âges plus avancés : 56,6 % des femmes et 73,8 % des hommes restent actifs sexuellement entre 50 et 89 ans. Enfin on note une évolution globalement à la hausse de la satisfaction sexuelle, plus élevée en 2023 à tous les âges qu’en 2006 pour les deux sexes (sauf entre 30 et 39 ans pour les femmes et après 60 ans pour les hommes).
2/ Sexualité et santé sexuelle :
- Après un pic au début des années 2000, on observe une diminution de la prévention des IST par port du préservatif lors du premier rapport sexuel (75,2 % des femmes et 84,5 % des hommes versus des taux allant de 85 à 90% en 2006) ainsi que de l’usage d’un contraceptif (87,2 % chez les femmes et 92,3 % chez les hommes en 2023 versus 98,3% et 97,1% en 2004-2006). A noter que le recul de l’âge médian au premier rapport sexuel n’a donc pas entrainé d’augmentation de la protection des IST. Cette tendance à la baisse s’observe également lors du premier rapport avec un nouveau partenaire avec 49,4 % des femmes et 52,6 % des hommes utilisant un préservatif (à noter 0% chez les femmes de 60 à 89 ans).
- Bien que la couverture vaccinale pour le papillomavirus progresse chez les jeunes générations, elle reste à ce jour insuffisante, en particulier chez les hommes (chez les 15-19 ans : 61,3 % chez les jeunes femmes et 32,9 % des hommes. A noter que 16,8% des hommes du même âge ne connaissent pas leur statut vaccinal et ont pu avoir été vaccinés). En effet ces chiffres sont inférieurs à l’objectif de couverture vaccinale de 80% préconisé par la stratégie française de lutte contre le cancer lié au papillomavirus 2021-2030, et également en deçà du niveau atteint par nos voisins européens.
- En 2023, la prévalence pour chlamydia chez les 18-29 ans est de 2,2 % chez les femmes et 1,9 % chez les hommes du même âge (0,93% chez les femmes en population générale et 0,58% chez les hommes). Cette prévalence chez les 18-29 ans peut être divisée en 2 catégories : les moins de 26 ans touchés par les campagnes de dépistage (1,5% des femmes et 1,6% des hommes) et les 26-29 ans significativement plus atteints (7,9% pour les femmes et 4,4% pour les hommes). Une seule infection à gonocoque a été détectée dans l’étude et la prévalence de mycoplasme genitalium est comparable à d’autres pays européens (3,1% des femmes et 1,3% des hommes de 18-59 ans).
- La distribution des méthodes de contraception entre 2000 et 2023 chez les femmes de 18 à 49 ans exposées à une risque de grossesse non prévu a évolué de manière significative. L’étude a montré une diminution de l’utilisation de la pilule (56,4% à 26,8%), une augmentation des méthodes de longue durée d’action réversibles comme le dispositif intra-utérin (DIU) et l’implant (21,6% à 32,1%), une augmentation des méthodes dites « barrières ou naturelles » comme le préservatif, le retrait, l’abstinence ou autre (17,2% à 26,1%). Le dispositif intra-utérin devient la méthode contraceptive la plus utilisée en 2023 (27,7%). En revanche, 9% des femmes n’utilisent pas de contraception (versus 3,5% en 2000).
- Ces modifications sont les plus significatives dans la tranche d’âge des 18-29 ans : la pilule reste la méthode la plus utilisée mais a diminué de 54,3% à 36,6% entre 2016 et 2023 tandis que le DIU est passé de 10,9 à 19,3%. L’usage du préservatif seul en guise de moyen contraceptif passe de 18,6 à 22,3%, les méthodes dites barrières ou naturelles passent de 3,1% à 5,5% et l’absence totale de contraception double en passant de 4,3% à 8,7%.
- L’étude met en évidence une augmentation du taux de grossesses non souhaitées (12,8% des femmes de 18 à 49 ans rapportent une grossesse non souhaitée dans les 5 dernières années en 2023 versus 8,9% en 2016). On retrouve également cette même tendance à la hausse en prenant à la fois en compte les grossesses pas du tout souhaitées, souhaitées plus tard ou pour lesquelles les patientes ne s’étaient pas posé la question (34,7% en 2023 et 28,9% en 2016). En 2023, 51,8 % des dernières grossesses survenues dans les 5 ans sont non souhaitées chez les jeunes femmes de 18 à 29 ans contre 27,8 % chez les 30-49 ans.
- Pluralité sexuelle et de genre et santé sexuelle : l’étude montre également que les personnes ayant eu des rapports sexuels avec des personnes de même sexe et les personnes qui ont pensé à changer de genre sont exposées à des risques liés à la sexualité plus élevés, en particulier les violences sexuelles (53,1% des femmes et 29,5% des hommes, avec impact délétère sur la santé mentale). On note 56,1% et 50,6% d’utilisation du préservatif lors d’un premier rapport avec un nouveau partenaire chez les personnes ayant déjà eu des partenaires de même sexe. Enfin, la prévalence des IST est plus élevée qu’en population générale (1,4% des femmes et 2,4% des hommes). Les déclaration de violences sexuelles sont également particulièrement élevées chez les personnes ayant pensé à changer de genre (43,1 % contre 17,2 % pour celles n’y ayant jamais pensé). Cela va également de pair avec un état de santé mentale associé à une dépression modérée ou sévère (43,7 % contre 17,8 %).
- Démédicalisation de la santé sexuelle : L’expansion des plateformes numériques en font une source d’information en matière de santé sexuelle pour 75% des femmes et 69,7% des hommes. L’acceptation sociale des soins de santé sexuelle et reproductive (avortement, contraception, traitement IST) en ligne va de 10,1 % pour l’avortement médicamenteux et 23,2 % pour la prophylaxie préexposition du VIH (Prep). On note des taux d’acceptabilité plus élevés chez les personnes dans des situations de pratiques ou évènements potentiellement stigmatisants grâce au caractère confidentiel des consultations en ligne (violences sexuelles, rapports avec partenaires de même sexe..).
Conclusion :
Les premiers résultats de l’étude CSF-2023 illustrent le concept de « paradoxe contemporain de la sexualité », à savoir une diversification des pratiques sexuelles (augmentation du nombre de partenaires, y compris du même sexe, prolongation de l’activité sexuelle aux âges avancés, extension des répertoires sexuels) s’inscrivant dans une baisse de l’intensité de l’activité sexuelle (moins de rapports au cours des douze derniers mois, diminution de la fréquence des rapports au cours du dernier mois chez les personnes en couple, recul de l’âge médian du premier rapport…). Ils démontrent également une remise en cause plus fréquente de la norme hétérosexuelle dans les représentations et les pratiques courantes. La transidentité et la remise en cause de la binarité de genre demeurent stigmatisées, bien plus que l’homosexualité, et les personnes qui ont déjà pensé à changé de genre ont un moins bon état de santé mentale.
Sur le plan de la santé sexuelle, l’étude met en évidence des lacunes en matière de prévention des IST et des grossesses non souhaitées : une utilisation moins fréquente du préservatif lors du premier rapport sexuel et lors d’un rapport avec un nouveau partenaire, ainsi qu’une couverture vaccinale demeurant insuffisante pour le papillomavirus (en particulier chez les hommes) malgré une augmentation de celle-ci au cours de la dernière décennie. On note une modification majeure de la distribution des méthodes contraceptives, avec un délaissement de la pilule et une population féminine se tournant majoritairement vers l’usage du dispositif intra-utérin. Les méthodes dites « naturelles ou barrières » progressent tandis que quasiment une femme sur 10 exposée au risque de grossesse non désirée n’utilise aucune contraception. De façon logique, l’étude démontre une augmentation des grossesses non désirées, concordante avec l’augmentation de l’incidence des interruptions volontaires de grossesse observée depuis 2016.
De nombreuses autres analyses portant sur d’autres sujets et selon les caractéristiques sociales sont en cours (avec les données des territoires ultra-marins non prises en compte dans ces premiers résultats), mais on peut déjà faire émerger de ces résultats un besoin urgent de reconsidération de nos programmes de prévention des IST et des grossesses non désirées, en intégrant des outils numériques à cet accès aux soins.
[i] Tatiana Marotta, « Premiers résultats de la grande enquête nationale « Contexte des sexualités en France 2023 » », Salle de presse de l’Inserm (blog), 13 novembre 2024, https://presse.inserm.fr/premiers-resultats-de-la-grande-enquete-nation….