Prévention de la prééclampsie par l’Aspirine au cours de la grossesse. Petite mise au point.

Auteurs

L’utilisation d’acide acétylsalicylique (Aspirine) en cours de grossesse afin de prévenir la survenue d’une prééclampsie est une histoire qui a plus de quarante ans, à laquelle les Français ont beaucoup contribué (1).
L’histoire s’est écrite par vagues, et par seuils d’âges gestationnels.
Si les premières études ont comparé l’initiation de l’Aspirine avant ou après 20SA, avec un bénéfice pour l’initiation avant 20SA (2), il a été plus tard démontré qu’une initiation avant 16SA était préférable (3), ce qui a abouti à une pratique où l’Aspirine était prescrite au moment de la consultation de 12SA, avec l’échographie, les différents bilans et évaluation des risques d’aneuploïdies.
L’étape suivant était celle de la chronobiologie où des chercheurs ont étudié l’influence de l’heure de la prise d’Aspirine au cours de la journée sur la prévention de la prééclampsie et du RCIU (4). Dans cette étude, la prise d’Aspirine le matin ne faisait pas mieux que le placebo, ce qui explique peut-être le peu de bénéfices de l’Aspirine dans les grandes métanalyses où elle était prise tard au cours de la grossesse et tôt au cours de la journée… Il faut donc prescrire l’Aspirine l’après-midi ou le soir (option la plus simple car les femmes travaillent souvent en milieu de grossesse et la prise le soir est alors plus aisée).

L’étude ASPRE (5) était attendue depuis longtemps et était l’évolution logique de la recherche sur le sujet. Les auteurs ont randomisé 1776 patientes avec un risque calculé de plus de 1% de prééclampsie avant 37SA. Le groupe traitement prenait 150mg d’Aspirine le soir et le groupe placebo… du placebo, débutés entre 11 et 14SA, et poursuivis jusqu’à 36SA. L’étude a fait très grand bruit car les auteurs ont observé une diminution du risque de prééclampsie avec 37SA de 4,3% à 1,6% grâce à l’Aspirine (OR 0,38 IC : 0,20-0,74 ; p=0,004). Cependant, en y regardant de plus près, les auteurs n’ont pas observé de réduction de la prééclampsie avant 34SA, ni de quelque morbidité maternelle ou fœtale et néonatale. Donc si le diagnostic de prééclampsie était moins fréquent avec l’Aspirine, tous les autres indicateurs de santé pour la mère et le nouveau-né n’étaient pas améliorés.

Nous n’avons pas de recommandations récentes sur la prescription de l’Aspirine dans la prévention de la prééclampsie et du RCIU en France. Les dernières datent de 2013 et ne concernaient que le RCIU (6).

En septembre 2021, la US Preventive Service Task Force (USPSTF), groupe de travail sur la prévention aux États-Unis, a publié son rapport sur l’utilisation de l’Aspirine pour réduire les risques de prééclampsie et la morbidité et mortalité qui lui sont associées (7). Ce rapport fait suite aux recommandations européennes que L’European Society of Cardiology (ESC) avait publiées en Europe en 2018 (8). Ces deux recommandations considèrent que certains risques sont suffisants à eux seuls pour prescrire de l’Aspirine, et d’autres seulement s’ils sont associés entre eux, au moins deux. (Tableau 1)

Tableau 1
Résumé des recommandations européennes et américaines sur les critères de prescription d’Aspirine au cours de la grossesse pour prévenir la prééclampsie

Niveau de risque

 

 

Élevé (> 1 FDR)

ESC 2018

USPSTF 2021

 

  • HTA lors d’une précédente grossesse
  • Néphropathie chronique
  • Pathologies auto-immunes telles que le lupus ou SAPL
  • Diabètes de type 1 ou 2
  • HTA chronique
  • Antécédent de prééclampsie, surtout si associé à complication
  • Néphropathie
  • Pathologies auto-immunes telles que le lupus ou SAPL
  • Diabètes de type 1 ou 2
  • HTA chronique
  • Grossesse multiple

Modéré (> 2 FDR)

  • Première grossesse
  • Age maternel > 40 ans
  • Délai depuis la dernière grossesse > 10 ans
  • IMC > 35 à la première consultation
  • Un antécédent familial de prééclampsie
  • Une grossesse multiple
  • Première grossesse
  • Age maternel > 35 ans
  • Délai depuis la dernière grossesse > 10 ans
  • IMC > 30
  • Antécédent de RCIU
  • Prééclampsie chez mère ou sœur
  • Milieu défavorisé*
  • Pauvreté
  • FIV

* Les auteurs insistent sur le fait qu’il y a un lien fort entre l’ethnie et le milieu défavorisé, et ont écrit « femmes noires, mais pour des raisons sociales, pas biologiques »

Pour l’ESC 2018, l’Aspirine se prescrit à 100 à 150mg par jour de 12 à 36-37SA si la patiente a au moins un facteur de risque élevé, et au moins deux si modéré.
Pour l’USPSTF 2021, l’Aspirine se prescrit à 81mg par jour, à partir de 12SA, si la patiente a au moins un facteur de risque élevé, et au moins deux si modéré. Il est cependant possible de le prescrire si la patiente n’a qu’un seul facteur de risque modéré, après une évaluation globale, sociale et médicale, et en fonction des ressources de soins disponibles. (Cela veut probablement dire qu’il vaut mieux prescrire dans le doute si vous pensez que la patiente ne bénéficiera pas d’un suivi de grossesse régulier).

En conclusion, il est probablement temps de rédiger de nouvelles recommandations françaises sur l’utilisation de l’Aspirine dans la prévention de la prééclampsie et de ses complications. Ces recommandations élargiraient la prescription de l’Aspirine à une plus grande population que celle à qui nous le prescrivons en ce moment. Entretemps, chacun peut s’inspirer des recommandations de l’ESC 2018 et de USPSTF 2021 pour travailler sur la stratification du risque et ses protocoles de service sur la prescription de l’Aspirine en cours de grossesse.

 

Références

  1. Prevention of pre-eclampsia by early antiplatelet therapy. Beaufils M, Uzan S, Donsimoni R, Colau JC. Lancet. 1985;1:840-2 
  2. Antiplatelet agents for prevention of pre-eclampsia: a meta-analysis of individual patient data. Askie LM, Duley L, Henderson-Smart DJ, Stewart LA; PARIS Collaborative Group. Lancet. 2007;369:1791-1798.
  3. Acetylsalicylic acid for the prevention of preeclampsia and intra-uterine growth restriction in women with abnormal uterine artery Doppler: a systematic review and meta-analysis. Bujold E, Morency AM, Roberge S, Lacasse Y, Forest JC, Giguère Y. J Obstet Gynaecol Can. 2009;31:818-826.
  4. Chronotherapy with low-dose aspirin for prevention of complications in pregnancy. Ayala DE, Ucieda R, Hermida RC. Chronobiol Int. 2013;30:260-79.
  5. Aspirin versus Placebo in Pregnancies at High Risk for Preterm Preeclampsia. Rolnik DL, Wright D, Poon LC, O'Gorman N, Syngelaki A, de Paco Matallana C, Akolekar R, Cicero S, Janga D, Singh M, Molina FS, Persico N, Jani JC, Plasencia W, Papaioannou G, Tenenbaum-Gavish K, Meiri H, Gizurarson S, Maclagan K, Nicolaides KH. N Engl J Med. 2017;377:613-622.
  6. Prévention du RCIU. Nizard J. J Gynecol Obstet Biol Reprod. 2013;42:1008-17
  7. Aspirin Use to Prevent Preeclampsia and Related Morbidity and Mortality: Updated Evidence Report and Systematic Review for the US Preventive Services Task Force. Henderson JT, Vesco KK, Senger CA, Thomas RG, Redmond N. JAMA. 2021;326:1192-1206.
  8. 2018 ESC Guidelines for the management of cardiovascular diseases during pregnancy. Vera Regitz-Zagrosek, Jolien W Roos-Hesselink, Johann Bauersachs, Carina Blomström-Lundqvist, Renata Cífková, Michele De Bonis, Bernard Iung, Mark Richard Johnson, Ulrich Kintscher, Peter Kranke, Irene Marthe Lang, Joao Morais, Petronella G Pieper, Patrizia Presbitero, Susanna Price, Giuseppe M C Rosano, Ute Seeland, Tommaso Simoncini, Lorna Swan, Carole A Warnes, ESC Scientific Document Group. Eur Heart J. 2018;39:3165-3241.

 
Les articles sont édités sous la seule responsabilité de leurs auteurs.
Les informations fournies sur www.gyneco-online.com sont destinées à améliorer, non à remplacer, la relation directe entre le patient (ou visiteur du site) et les professionnels de santé.