Impact de la tératospermie sur la fertilité masculine et modalités de prise en charge

Auteur : Lucille G Cheng
Revue : Fertil Steril Rep (Juin 2024) (https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC11228780/pdf/main.pdf)
Rédacteur : Dr Samuel SALAMA

INTRODUCTION
Depuis des décennies, l’examen de la morphologie des spermatozoïdes a été un standard de l’analyse sperme : le spermocytogramme. Il y a eu plusieurs modifications de classification depuis la première de l’OMS en 1992 et la 6ème édition du Manual of Human Semen Analysis qui différencie toujours le spermatozoïde typique de l’atypique par l’étude de la tête, de la pièce intermédiaire, de la queue et des résidus cytoplasmiques (1). L’intérêt clinique de cette classification de plus en plus strictes, complexe à réaliser et empreinte d’une grande variabilité intra et inter laboratoire liée au caractère complètement subjectif de l’évaluation, interroge sur la reproductibilité de l’analyse (2). De plus, les dernières données de la littérature montrent une faible valeur prédictive entre les anomalies morphologiques des spermatozoïdes et les résultats de l’assistance médicale à la procréation (AMP) et les issues de grossesse naturelle (3). Alors que traditionnellement, le spermocytogramme était considéré comme un indicateur fort de succès pour la fécondation in vitro (FIV), les données récentes ne valident pas cette corrélation. De même, le taux de succès des inséminations intra utérines (IIU) ou des Intra Cytoplasmique Sperm Injection (ICSI) n’est pas corrélé avec le taux de formes typiques. Depuis 2020, les recommandations de l’American Association of Urology (AUA) et l’American Society of Reproductive Médecine (ASRM) considèrent que la tératospermie isolée n’est ni un bon facteur prédictif, ni un critère diagnostique pour l’infertilité (4). Cependant, d’anciennes études ont montré que les médecins sont convaincus de la valeur de la morphologie des spermatozoïdes, ce qui conduit à mal orienter les  patients des thérapies AMP plus coûteuses (5).
C’est pour mieux comprendre l’impact et l’intérêt de l’analyse morphologique du spermatozoïde sur la fertilité, que cette étude porte sur l’évaluation de la morphologie spermatique dans une population d’hommes connus comme fertiles.

MÉTHODES

  1. Design de l’étude
    Il s’agit d’une étude prospective de cohorte incluant des hommes de plus de 18 ans, en bonne santé ayant accepté qu’une analyse de sperme soit réalisée avant vasectomie entre mars 2020 et Novembre 2022 à l’Université de Pittsburgh. Les critères d’inclusion étaient : avoir au moins un enfant biologique de moins de 5 ans, ne pas avoir eu de contexte d’infertilité ou de prise en charge en AMP
     
  2. Variables étudiées
    Les données démographiques collectées étaient : l’âge, l’indice de masse corporelle (IMC), le tabagisme, le nombre et l’âge des enfants biologiques.
    L’analyse morphologique des spermatozoïdes a été faite avec la coloration de Papanicolaou et les critères stricts de Kruger (5ème Manuel) ont été appliqués par 2 techniciens dans un laboratoire spécialisé en andrologie. Les techniciens ne savaient pas qu’ils évaluaient des échantillons pour l’étude (aveugle). Les échantillons n’ont été analysés que par un seul technicien, car il ne s'agit pas d'une pratique de laboratoire standard et cela aurait entraîné la levée de l'aveugle. Les paramètres spermatiques étudiés étaient : la concentration, la mobilité progressive, la morphologie (forme typique) et le détail des anomalies morphologiques.
     
  3. Analyse statistique
    Le test du Chi2, le test de Ficher et le test t de Welch ont été utilisés pour comparer les hommes qui avaient une morphologie spermatique normale < 3% avec ceux ≥ 4%. Les résultats avec un P ≤ 0,05 ont été considérés comme significatifs.

RÉSULTATS 
Parmi les 83 hommes participants, 68 (81,9%) ont eu une évaluation complète de la morphologie spermatique. L’âge moyen était de 36,7 ans avec un IMC moyen à 28,0 kg/m2. Ces hommes avaient en moyenne 3 enfants et le plus jeune avait, en moyenne, 11,5 mois.
Concernant le tabagisme (informations pour 61 hommes) : 38 (62,3%) n’ont jamais fumé, 7(11,5%) sont d’anciens fumeurs sevrés et 16 (26,2%) sont des fumeurs actifs.
Concernant la consommation d’alcool (information pour 59 hommes) : 49 (83,1%) consomment de l’alcool occasionnellement, 9 (15,3%) sont abstinents, et 1 (1,69%) a une consommation fréquente.
La concentration spermatique moyenne était de 54,2 M/mL, la mobilité moyenne était de 61,4% et la mobilité progressive moyenne était de 70,9%. La numération, la mobilité et la mobilité progressive étaient normales pour plus de 90 % de ces hommes.
La médiane de la morphologie normale était de 3% avec 38 hommes (55,9%) avec une tératospermie ≤3% (incluant 2 hommes à 0%). Les anomalies les plus fréquemment retrouvées étaient les déflects sur la tête (n : 59 soit 84,3%) et les flagelles enroulés (n : 14 soit 20,3%). Les hommes avec des spermatozoïdes typiques < 3% avaient 4 fois plus de risque d’avoir à la fois des anomalies de la tête et du flagelle (8 vs 2). La moitié d’entre eux avaient une mobilité inferieure à la normale et aucun des hommes  avec une morphologie spermatique normale ≥ 4% n’avaient une mobilité en dessous de la normale.
D’autres analyses ont été réalisées pour évaluer l’association entre d’éventuels facteurs modifiables et la tératospermie. Il n’a pas été retrouvé d’association significative concernant ni les patients fumeurs ou ancien fumeurs (P : 0,73), ni avec l’IMC (P : 0,23) et le risque de tératospermie.

DISCUSSION
Il s’agit de la première et seule étude prospective évaluant la morphologique des spermatozoïdes dans une population d’hommes fertiles juste avant vasectomie et ayant eu récemment une conception naturelle (dans les 5 années). Les résultats retrouvent une tératospermie chez un nombre significatif de ces hommes.
Cette étude est importante car la tératospermie induit de l’anxiété chez le patient et le praticien. Pendant longtemps l’analyse morphologique a été un paramètre important dans l’analyse du sperme, cependant, il apparait aujourd’hui que ca ne soit pas le cas. De plus, plusieurs anciennes études ont montré que la téraspermie isolée conduisait à de plus mauvais résultats en AMP et l’ICSI a donc été proposée dans ces cas. Mais des études récentes (consolidées par des méta analyse et revue  de littérature) ont montré qu’il n’ y avait pas différence concernant les issues pour les patients avec une morphologie inferieure à la normale en terme de grossesse après AMP (6,7). Et cette étude montre que rétrospectivement des hommes avec 0% de formes typiques pouvaient concevoir sans AMP.  La présence d’une teratospermie isolée ne doit donc plus être une indication pour réaliser une AMP.
De plus, des facteurs de risque modifiables ont été théorisés comme ayant un impact sur la morphologie spermatique (8). Dans cette cohorte, dans laquelle les hommes n’ont eu aucune difficulté à obtenir une grossesse, beaucoup ont ces facteurs de risque tels que le tabagisme ou IMC élévé: 41,8% étaient fumeurs ou anciens fumeurs et 84,9% avait un IMC au dessus la normale à 25 kg/m2 (avec 30,1% avec une obésité > 30 kg/m2). Il n’a pas été retrouvé de lien entre le tabagisme ou l’IMC élevé et la tératospermie. A noter que le traitement d’un varicocèle ne semble pas l’améliorer non plus (9).
L ‘analyse de la morphologie est une donnée subjective et imprécise. La variabilité inter et intra laboratoire et le manque de reproductibilité interrogent sur l’intérêt en pratique clinique pour la prise de décision. Les recommandations de l’AUA et de l’ASMR concluent que dans l’analyse du sperme, la morphologie n’est pas un bon paramètre ni le pronostic de fertilité ni le diagnostic d’infertilité (4).
Bien que utile pour le diagnostic de la globozoospermie,les capacités actuelles de l’analyse morphologique ne permettent pas d’être bénéfique pour le patient car  génère de l’anxiété et une éventuelle sur médicalisation. Une option serait alors de simplifier le compte rendu de l’analyse spermatique avec une simple case : « spermatozoïde avec morphologie spermatique normal ou non ».
Il existe cependant quelques limites à cette étude. La durée d’abstinence n’a pas été enregistrée bien qu’un délai de 2 à 3 jours ait été recommandé. De plus, la morphologie a été évaluée par 2 techniciens différents et il se peut qu’il y ait un biais inter observateur (10). Un seul recueil a été effectué par patient et une variabilité intra patient ne peut pas être exclue. Enfin, cette étude est considérée comme prospective car réalisée avant vasectomie, mais malheureusement il n’a pas été possible de réaliser ces analyses avant conception. Il n’est donc pas possible d’avoir les informations des paramètres spermatiques au moment de la conception.

DISCUSSION
Plus de la moitié des hommes fertiles de cette étude avaient une morphologie spermatique en dessous de la normale. Bien que l'évaluation de la morphologie des spermatozoïdes reste utile pour exclure une globozoospermie, la tératospermie isolée est fréquente même chez les hommes fertiles. Les comptes rendus d’analyse avec le pourcentage de spermatozoïdes normaux doivent être revus car ils génèrent de l’anxiété chez le praticien et le clinicien. De prochaines études devront étudiées les paramètres spermatiques et la morphologie avant la conception naturelle.

COMMENTAIRE DU REDACTEUR :
Cette petite étude de cohorte contribue à valider les recommandations américaines concernant le fait qu’une tératospermie isolée avec des formes typiques < 4% n’est finalement pas un paramètre utile pour le diagnostic de l’infertilité et elle ne constitue pas un argument pour réaliser une ICSI. Elle reste cependant utile pour dépister la globozoospermie.
La teratospermie ne semble pas être impactée par le tabagisme actuel ou passé ni par l’IMC.

Références :

  1. World Health Organization. Laboratory manual for the examination and processing of human semen. World Health Organization; 2021:00–0.
  2. Bjo€rndahl L. What is normal semen quality? On the use and abuse of reference limits for the interpretation of semen analysis results. Hum Fertil .(Camb) 2011;14:179–86.
  3. Kovac JR, Smith RP, Cajipe M, Lamb DJ, Lipshultz LI. Men with a complete absence of normal sperm morphology exhibit high rates of success without assisted reproduction. Asian J Androl 2017;19:39–42.
  4. Schlegel PN, Sigman M, Collura B, De Jonge CJ, Eisenberg ML, Lamb DJ, et al. Diagnosis and treatment of infertility in men: AUA/ASRM guideline part I. Fertil Steril 2021;115:54–61
  5. Kohn TP, Kohn JR, Ramasamy R. Effect of sperm morphology on pregnancy success via intrauterine insemination: A systematic review and meta-anal- ysis. J Urol 2018;199:812–22.
  6. Deveneau NE, Sinno O, Krause M, Eastwood D, Sandlow JI, Robb P, et al. Impact of sperm morphology on the likelihood of pregnancy after intrauter- ine insemination. Fertil Steril 2014;102:1584, 90.e2.
  7. Hotaling JM, Smith JF, Rosen M, Muller CH, Walsh TJ. The relationship be- tween isolated teratozoospermia and clinical pregnancy after in vitro fertil- ization with or without intracytoplasmic sperm injection: a systematic review and meta-analysis. Fertil Steril 2011;95:1141–5.
  8. Balawender K, Orkisz S. The impact of selected modifiable lifestyle factors on male fertility in the modern world. Cent European J Urol 2020;73:563–8.
  9. Macejko A, Kim P, Jang T, Brannigan RE, Lin WW. 1361: Isolated teratosper- mia: is varicocelectomy indicated? J Urol 2005;173:369, 369.
  10. Baker KC, Steiner AZ, Hansen KR, Barnhart KT, Cedars MI, Legro RS, et al. Poor reproducibility of percentage of normally shaped sperm using the World Health Organization Fifth Edition strict grading criteria. F S Rep 2022;3:110–5.