L’expert peut-il avoir tort ?

   Dans ce même numéro de décembre de Gynéco-Online, le Docteur Xavier Carcopino conclut son commentaire d’une étude publiée sur l’évaluation des experts en obstétrique par une observation qu’il conviendrait d’envoyer sur-le-champ à tous les magistrats français saisis d’affaires de responsabilité médicale : « En pratique, l’analyse rétrospective d’un dossier par un expert devant les tribunaux n’est pas ou très peu reproductible et reste un avis qui, s’il est informatif, est malheureusement trop subjectif pour permettre une décision impartiale. ». Merci à Xavier Carcopino et a. d’avoir publié cette double analyse de 30 dossiers d’obstétrique, conduite par des experts français de cette spécialité ayant travaillé dans une première phase en aveugle, puis trois mois plus tard après information de l’issue néonatale de l’accouchement compliqué par des anomalies du rythme cardiaque fœtal, en colligeant les qualifications à géométrie variable des erreurs et des liens de causalité retenus par les experts judiciaires consultés.

   Quelques mois plus tôt, le Professeur Claude Sureau dénonçait « le règne de l’incertitude » en commentant les débats sur la loi de bioéthique.

   Dans le Discours de la méthode, la description du doute cartésien a pourtant appris aux experts, aux magistrats et aux avocats, que le préjugé et la précipitation empêchent de bien juger. L’idée que la science permette d’accéder à une forme de vérité, « la vérité scientifique », qui impose une proposition construite par un raisonnement rigoureux et vérifiée par l’expérience, est-elle étrangère au débat judiciaire ?

   Relire les 38 stratagèmes décrits par Arthur Schopenhauer dans L’art d’avoir toujours raison, en les transposant à l’expertise médicale, illustre d’une manière non pas caricaturale mais caractéristique de moments vécus par bien des patients, des experts et des avocats acteurs directs, volontairement ou pas, des errements qui écartent les parties de l’explication rationnelle pour demeurer sur la pensée unique que chacun des gloseurs veut imposer aux autres protagonistes du débat contradictoire. Quelques exemples - ô combien fréquemment utilisés pendant les expertises médicales - de stratagèmes décrits par le Philosophe qui refusait de suivre « la pente de la connaissance vulgaire » :

  • la généralisation des arguments adverses,
  • cacher son jeu,
  • faux argument,
  • postuler ce qui n’a pas été prouvé,
  • atteindre le consensus par des questions,
  • fâcher l’adversaire,
  • poser les questions dans un autre ordre,
  • prendre avantage de l’antithèse,
  • généraliser ce qui porte sur des cas précis,
  • choisir des métaphores favorables,
  • faire rejeter l’antithèse,
  • clamer victoire malgré la défaite,
  • utiliser des arguments absurdes,
  • argument ad hominem,
  • se défendre en coupant les cheveux en quatre,
  • interrompre et détourner le débat,
  • généraliser plutôt que de débattre de détails,
  • répondre à de mauvais arguments par de mauvais arguments,
  • forcer l’adversaire à l’exagération,
  • tirer de fausses conclusions,
  • trouver une exception,
  • la colère est une faiblesse,
  • convaincre le public et non l’adversaire,
  • faire diversion,
  • argument d’autorité,
  • je ne comprends rien de ce que vous me dites,
  • principe de l’association dégradante,
  • en théorie oui, en pratique non,
  • accentuer la pression,
  • les intérêts sont plus forts que la raison,
  • déconcerter l’adversaire par des paroles insensées,
  • une fausse démonstration signe la défaite.

   Au cœur de cette agitation stratégique, l’expertise médicale est un art difficile.

   C’est pour cette raison que les conclusions du rapport ne lient pas le Juge (article 246 du code de procédure civile) et parfois même le conduisent à une position totalement opposée à celle de l’Expert. Je n’aborde pas ici le cas de l’expert partial, dont la récusation sera demandée et obtenue par la partie y ayant intérêt (sujet déjà traité dans cette rubrique en mai 2015 « Médecins experts judiciaires : impartialité et récusation »), mais vise l’expert qu’on rencontre fréquemment en pratique qui, tout en proclamant sa modestie face à un exercice médical très complexe et éloigné d’une science exacte, adopte ab initio un comportement manichéen à l’encontre du confrère objet du contrôle de la qualité de ses actes professionnels : c’est bien/c’est mal, c’est un bon/c’est un mauvais, et, partant de cette posture, ce type d’expert va orienter le débat, écarter les éléments de fait qui contrarient la conclusion à laquelle il veut aboutir, va celer les éventuelles publications dans des revues à comité de lecture qui gênent en l’espèce la rigueur du raisonnement scientifique, se perdre dans des affirmations de détails sans incidence directe sur la complication rencontrée et surtout sans lien de causalité entre la faute et le dommage.

   Dès lors qu’il n’existe pas un système de contrôle de la qualité du rapport d’expertise par d’autres experts médicaux, l’évaluation ne peut avoir lieu, avant le jugement, que grâce aux arguments développés par les parties elles-mêmes, et sur ce terrain bien évidemment les plaideurs ne sont pas tous égaux, selon les moyens qu’ils ont pour faire valoir leurs droits : médecin/patient, assisté ou pas d’un expert dans la spécialité, d’un avocat spécialisé, etc. Et encore, ce débat ne peut porter ses fruits que si l’expert a bien voulu présenter son pré-rapport aux parties pour leur permettre de débattre sur les griefs retenus ou écartés. Cet exercice allonge évidemment la durée de la mission, la complique et dès lors l’expert rechigne souvent à s’y plier si la décision le nommant ne l’a pas ordonné. Particulièrement si ses honoraires sont forfaitisés, comme souvent devant les Commissions de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI), à un montant qui ne permet pas de « jouer les prolongations ».

   En l’absence de pré-rapport, c’est directement devant le tribunal que les parties contesteront les conclusions de l’expert, hors son audition le plus souvent au civil, parfois en sa présence s’il est cité devant la juridiction correctionnelle. On perçoit immédiatement la difficulté de convaincre les magistrats que l’homme de l’art qu’ils ont choisi est lui-même défaillant dans la pertinence de son appréciation.

   Au pénal, une autre origine d’atteinte aux droits de la défense se multiplie : les parquets saisis de plaintes de patients (pour homicide involontaire, altération de l’état, mise en danger d’autrui, et autres) contre les médecins qui les ont traités, font diligenter des enquêtes préliminaires par les autorités de police ou de gendarmerie et une expertise sur dossier médical, sans convocation des parties devant l’expert ou le collège pluridisciplinaire désigné. Les juges d’instruction n’étant pas assez nombreux, l’instruction à charge et à décharge se raréfie en matière de contentieux de la responsabilité des professionnels et établissements de santé.  Le médecin critiqué n’ayant aucun moment de dialogue avec les experts, ceux-ci peuvent ignorer certains faits non tracés dans le dossier auquel ils ont accès et ainsi orienter leur rapport d’une manière très critique contre leur confrère, puisqu’ils omettent du raisonnement médical des éléments à décharge du praticien concerné. Mais une fois le rapport, non fondé sur une connaissance exhaustive mais partielle des éléments de fait de l’espèce, déposé, le ou les hospitalo-universitaires signataires des conclusions ont beaucoup de mal à revenir sur ce qu’ils ont écrit, même en présence d’éléments ignorés à décharge.

   On rencontre aussi des experts influencés par une attitude compassionnelle à l’égard du patient et/ou de sa famille lorsque l’écart est important entre l’état de la personne avant les soins et le résultat de ceux-ci, oubliant que l’expertise n’a pas pour objet de faciliter une indemnisation légitime dont la partie plaignante a besoin, en l’absence de faute démontrée à l’encontre du praticien poursuivi.

   La France a été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme lorsqu’une partie à l’instance a pu démontrer que le changement d’opinion de l’expert à l’audience (volte-face dit l’arrêt) a provoqué au détriment d’un plaideur une « situation de net désavantage par rapport à son adversaire», violant ainsi l’égalité des armes – l’un des éléments de la notion plus large du procès équitable - et les droits de la défense prévus à l’article 6 de la Convention des droits de l’homme (CEDH, c/ France,  2 octobre 2001, n° 44069/98). En l’espèce, l’expert avait pendant l’audience présenté des conclusions verbales totalement différentes de celles de son rapport écrit.

   De l’avis péremptoire d’un expert manichéen à la volte-face de celui qui n’avait pas sérieusement travaillé son dossier avant de rendre ses conclusions, la variété des critiques possibles à l’encontre des experts ne doit pas faire oublier que la majorité de leurs rapports présentent un exposé complet des faits à l’occasion d’opérations respectueuses du contradictoire et des conclusions conformes aux données acquises de la science.

   Les experts sont comme les avocats, les magistrats et les trains de la SNCF : on retient et commente plus souvent ceux qui dysfonctionnent ; pardon à tous les autres qui ne méritent pas les mêmes critiques. D’ailleurs, les fautifs poursuivis ne sont pas nombreux, puisque la jurisprudence sur la responsabilité des experts médecins est des plus ténue. A ce point que le débat demeure ouvert sur la juridiction compétente pour juger de la faute professionnelle de l’expert : selon la jurisprudence administrative, l’expert judiciaire relève du statut du collaborateur occasionnel du service public et doit être assimilé à un agent public, qui en tant que tel ne répond pas personnellement de ses fautes qui engagent la seule responsabilité de la personne publique, devant la juridiction administrative (Conseil d’Etat, 26 avril 1971). Pour la Cour de cassation, au contraire, la responsabilité des experts judiciaires relève de l’ordre judiciaire (Cour de cassation, 1ère chambre civile, 10 septembre 2015), et doit être appréciée conformément au droit commun des obligations, en l’espèce la responsabilité délictuelle prévue à l’article 1382 du code civil « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

   La responsabilité de l’expert peut être engagée même si la juridiction a suivi son avis dans l’ignorance de l’erreur dont son rapport était entaché (Cour de cassation, 2ème civile, 4 avril 1973). La partie qui se plaint de l’expert doit établir la faute de celui-ci, le préjudice subi et un lien de causalité entre les deux. La réparation du préjudice ne tient compte que de la perte de chance subie par la partie à laquelle le rapport fautif a nui en la privant d’obtenir une décision judiciaire plus favorable à ses intérêts.

   L’expert est donc un professionnel comme les autres, susceptible de grands moments de lucidité comme capable, coupable, d’incompétence et de négligence, à l’instar du confrère qu’il évalue, de l’avocat qui plaidera l’affaire, plus ou moins bien, du magistrat qui tranchera, comme il pourra. Et res judicata pro veritate accipitur, la chose jugée est tenue pour vérité.

 
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