Les médecins savent que, depuis les dernières réformes du régime juridique des prescriptions hors AMM en 2011/2014, une prudence accrue s’impose.
Rapide tour d’horizon pour mieux maîtriser les risques encourus :
Un peu d’histoire :
Au commencement était « la liberté de prescription », consacrée par tous les codes de déontologie médicale (« logos » discours et « déontos » ce qu’il faut faire) depuis 1947. L’article 8 du dernier d’entre eux (décret n° 2004-802 du 29 juillet 2004) prévoyait : « Dans les limites fixées par la loi, le médecin est libre de ses prescriptions qui seront celles qu’il estime les plus appropriées en la circonstance. ». Le principe demeure sous l’article R. 4127-8 du code de la santé publique, mais un peu modifié puisqu’il est ajouté parmi les limites, après la loi : « et compte tenu des données acquises de la science », un concept que la jurisprudence doit définir au regard du droit des patients à recevoir des soins « les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées » comme il est écrit à l’article L.1110-5 du même code depuis la Loi Kouchner. Mais revenons à la liberté de prescription : l’article L.162-2 du code de la sécurité sociale rappelle qu’elle relève des principes déontologiques « fondamentaux », au même titre que le libre choix du médecin par le malade, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par le malade et la liberté d’installation du médecin, consacrés par une célèbre loi promulguée par le Président Georges Pompidou le 3 juillet 1971 relative aux rapports entre les caisses d’assurance maladie et les praticiens et auxiliaires médicaux.
Comme la France est le pays des Libertés affirmées par les parlementaires mais très vite encadrées par les ministères, sont apparues rapidement « les restrictions au principe de la liberté de prescription, dans l’intérêt de la santé publique », par voie de décrets dans une démarche vivement contestée que le Conseil d’Etat a néanmoins validée dans un arrêt Syndicat des médecins d’Aix du 16 février 1996. La liberté de prescription a ainsi été écartée notamment pour les médicaments soumis à la réglementation des substances vénéneuses, puis pour les médicaments soumis à prescription restreinte.
Aucun texte n’interdisait purement et simplement à un médecin de prescrire un médicament en dehors du champ de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) délivrée par l’AFSSAPS, devenue l’ANSM, dans les conditions des article L. 5121-8 et R. 5142-20 à -29 du code de la santé publique, prévoyant aussi des autorisations temporaires d’utilisation délivrées par l’Agence, pour effectuer des prescriptions hors AMM - ATU dites « de cohorte » ou de « pré-AMM » - lorsque le laboratoire invoquait des résultats d’essais thérapeutiques laissant présumer fortement l’efficacité et la sécurité du médicament. Des ATU dites « nominatives » permettaient par ailleurs à un médecin d’obtenir à sa demande une autorisation pour des malades nommément désignés et de prescrire un médicament sans AMM en cas de maladie grave ou rare lorsqu’il n’existait pas de traitement approprié, mais « sous la responsabilité du médecin traitant » (article L. 5121-12, CSP). Une procédure particulière était également prévue pour utiliser des médicaments en cours d’essais cliniques dans le cadre de la recherche biomédicale (décret n° 90-872 du 2è septembre 1990).
Ces procédures d’ATU ne sont pas applicables à des médicaments ayant déjà reçu une AMM dans une ou d’autres indication(s).
C’est dans ce contexte légal et réglementaire que les médecins ont développé des prescriptions en dehors des AMM, en exposant leur responsabilité civile, pénale et disciplinaire dès que le traitement s’avère discutable à l’égard du patient, soit qu’il lui ait été proposé comme salutaire ou sans danger un remède ou un procédé insuffisamment éprouvé (article R. 4127-39 CSP) en lui faisant alors courir un risque injustifié (article R. 4127-40), soit qu’il ait été prescrit en dehors des fameuses « données acquises » de la science (article R. 4127-32).
Jusqu’en 2011, on vient de le voir, la prescription hors AMM relevait de la liberté de prescription et n’était pas expressément autorisée sans être pour autant interdite.
La réforme de la prescription hors AMM :
Trois lois ont successivement modifié le régime des prescriptions hors AMM :
- la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 (article 18),
- la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 (article 57),
- et enfin la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014, n° 2014-892 du 8 août 2014 (article 10).
La loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, intervenue dans le contexte de l’affaire du Médiator, a d’abord développé des charges opposables aux laboratoires qui doivent contribuer au bon usage des médicaments qu’ils commercialisent en veillant à ce qu’ils soient prescrits conformément à leur autorisation (AMM, ATU, AIP, enregistrement ou RTU), en prenant toutes les mesures d’information vis-à-vis des prescripteurs et en informant l’ANSM lorsqu’ils constatent des prescriptions non conformes au bon usage de leurs spécialités.
Les conditions actuelles de la prescription hors AMM :
L’article L. 5121-12-1 du CSP, dans sa dernière version issue de la loi du 8 août 2014, encadre très strictement les prescriptions hors AMM :
« I.- Une spécialité pharmaceutique peut faire l’objet d’une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché en l’absence de spécialité de même principe actif, de même dosage et de même forme pharmaceutique disposant d’une autorisation de mise sur le marché ou d’une autorisation temporaire d’utilisation dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées, sous réserve qu’une recommandation temporaire d’utilisation établie par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé sécurise l’utilisation de cette spécialité dans cette indication ou ces conditions d’utilisation et que le prescripteur juge indispensable le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique de son patient.
En l’absence de recommandation temporaire d’utilisation dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées, une spécialité pharmaceutique ne peut faire l’objet d’une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché qu’en l’absence d’alternative médicamenteuse appropriée disposant d’une autorisation de mise sur le marché ou d’une autorisation temporaire d’utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique de son patient.
« II.- Les recommandations temporaires d’utilisation mentionnées au I sont établies pour une durée maximale de trois ans, renouvelable. Elles sont mises à disposition des prescripteurs par le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché ou par l’entreprise qui assure l’exploitation de la spécialité concernée.
« III.- Le prescripteur informe le patient que la prescription de la spécialité pharmaceutique n’est pas conforme à son autorisation de mise sur le marché, le cas échéant de l’existence d’une recommandation temporaire d’utilisation, des risques encourus et des contraintes et des bénéfices susceptibles d’être apportés par le médicament et porte sur l’ordonnance la mention : « Prescription hors autorisation de mise sur le marché » ou, le cas échéant, « Prescription sous recommandation temporaire d’utilisation ».
Il informe le patient sur les conditions de prise en charge, par l’assurance maladie, de la spécialité pharmaceutique prescrite dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées.
Il motive sa prescription dans le dossier médical du patient. […] »
Schématiquement, on peut résumer ainsi les conditions de prescription hors AMM :
Principe : La prescription d’une spécialité pharmaceutique doit être conforme à son AMM ou ATU.
Dérogations : La prescription non conforme à l’AMM est possible :
1er cas :
- en l’absence de spécialité
(disposant d’une AMM ou ATU dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées)- de même principe actif,
- de même dosage,
- et de même forme pharmaceutique,
- si RTU établie par l’ANSM dans cette indication,
- et que le prescripteur juge indispensable le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique et son patient.
2ème cas :
- si absence d’alternative médicamenteuse appropriée,et pas de RTU publiée par l’ANSM :
- il faut que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique et son patient.
- En l’absence de RTU le prescripteur a donc la charge de la preuve des données acquises de la science qui l’ont conduit à juger « indispensable » cette prescription dans l’intérêt du patient.
Les recommandations temporaires d’utilisation (RTU) :
L’article R. 5121-76-1 (tel que modifié par un décret n° 2014-1703 du 30 décembre 2014) prévoit que les RTU sont élaborées par l’ANSM lorsque deux conditions sont réunies :
- l’existence d’un besoin thérapeutique dans l’indication concernée,
- et un rapport bénéfice/risque du médicament présumé favorable.
Elles sont publiées sur le site de l’ANSM, qui en présente en octobre 2015 moins d’une dizaine, octroyées en 2014-2015 :
- Avastin (bevacizumab)
- Cicardin (mélatonine)
- Lioresal (baclofène)
- Rémicade (infliximab)
- Spécialités orales à base de vérapamil
- Thalidomide Celgene (thalidomide)
- Velcade (bortézomib),
c’est dire qu’en gynécologie-obstétrique les médecins qui prescrivent en dehors des AMM, sans RTU, sont exposés à devoir apporter la preuve qu’il n’existait pas d’alternative médicamenteuse appropriée, que la molécule utilisée dans cette indication était indispensable dans l’intérêt supérieur du patient et ce conformément aux données acquises de la science.
Les données acquises de la science et les connaissances médicales avérées :
La pratique des expertises judiciaires depuis trente ans me permet d’affirmer que rien n’est moins certain que « les données acquises de la science » et leur prise en considération – ou pas – par les tribunaux jugeant la responsabilité des prescripteurs ou par les instances disciplinaires professionnelles. L’état de l’art, en médecine, relève d’une approche subjective et non objective, à l’occasion de cas particuliers qui, selon la qualité des experts, avocats et magistrats intervenus, classera un acte dans ou hors les données « acquises » de la science…
Comme aujourd’hui pour la définition des « connaissances médicales avérées » (article L. 1110-5, CSP), aucune méthodologie n’est fixée pour établir les données acquises, si le patient se considérant victime d’une prescription fautive en demande réparation.
La Cour de cassation a écarté les données « actuelles » de la science par un arrêt du 6 juin 2000, alors que de nombreuses juridictions employaient indifféremment les adjectifs « acquis » et « actuels » depuis 1946. En conséquence, le caractère d’actualité d’une donnée médicale ne suffit pas à l’imposer comme critère d’une pratique médicale de référence que le prescripteur peut utiliser.
Depuis que la loi du 4 mars 2002, source de droit supérieure dans la hiérarchie des normes au dernier décret de déontologie médicale de 2004, permet au patient de revendiquer des prescriptions conformes aux connaissances médicales « avérées », ce qui signifie « reconnues comme vraies, authentiques après examen, attestées » (cf. www.cnrtl.fr), il est singulier que, malgré la réforme en 2014 de l’article L. 5121-12-1 qui organise les prescriptions hors AMM, demeure le renvoi aux données « acquises » de la science.
Les « données acquises de la science » et les « connaissances médicales avérées » ne constituent évidemment pas deux référentiels identiques. Sémantiquement, les données sont des faits, des observations, qui vont servir à un raisonnement, alors que la connaissance est personnelle et subjective. C’est la connaissance du professionnel qui lui permet de prescrire, plus que les seules données auxquelles il a accès. En fonction de sa spécialité, de son expérience, de son savoir-faire, de sa compétence, il va prendre en considération les données pour compléter sa connaissance et décider d’une prescription éventuellement hors AMM, dans l’intérêt supérieur du patient, primum non nocere.
Si le prescripteur entend consolider son dossier, il va rechercher des recommandations ou publications dans des revues à comité de lecture qui conforteront son projet de prescription en lui donnant une preuve forte de sa pertinence : la Haute Autorité de Santé a publié un Guide d’analyse de la littérature et gradation des recommandations (ancien mais toujours utile, janvier 2000) où l’on trouve des grilles de lecture pour l’analyse de la documentation obtenue et le niveau de preuve des études (fort-intermédiaire-faible). Mais le recours à l’evidence-based medecine n’est pas systématiquement pratiqué par nos experts qui communiquent souvent aux magistrats les ayant désignés des « rapports » dans lesquels les conclusions sont plus longues que les références sérieuses fondant leur opinion, ce qui a permis le développement de la « littérature grise » dont la prévalence jurisprudentielle constitue un danger en l’absence d’évaluation préalable de la pertinence des sources ainsi retenues (publication non contrôlée, document émanant de professionnels non indépendants etc.). Il est ainsi toujours possible de trouver un expert qui soutiendra le contraire d’un de ses collègues et jettera le doute sur la qualité d’une référence scientifique pourtant bien classée, devant des magistrats qui ne connaissent pas les règles de classification.
En gynécologie-obstétrique comme dans les autres spécialités médicales, des débats ont lieu sur l’usage hors AMM de certains médicaments. Ainsi par exemple des travaux sont conduits après le communiqué de l’ANSM mettant en garde les gynécologues-obstétriciens contre les risques liés à l’utilisation hors AMM du misoprostol dans le déclenchement artificiel de l’accouchement, alors que l’AMM concerne essentiellement le traitement de l’ulcère gastrique ou duodénal évolutif. D’autres travaux semblent en cours, sur les inhibiteurs calciques dans la tocolyse, le méthotrexate dans le traitement de la grossesse extra-utérine, ou les macroprogestatifs utilisés en contraception (cf. Collège national des gynécologues et obstétriciens français, CNGOF).
Il est vivement conseillé de ne pas prescrire hors AMM sans un solide dossier le permettant. En effet, mettre à la charge du médecin responsable d’une prescription hors AMM la preuve qu’il a « jugé indispensable au regard des données acquises de la science » le recours à la spécialité litigieuse contraint celui-ci à très sérieusement s’assurer par anticipation de la preuve de la qualité des motifs qui le conduisent à cette prescription, à en conserver la trace et en informer le patient :
Information renforcée du patient :
Le prescripteur doit informer le patient :
- que la prescription de la spécialité pharmaceutique n’est pas conforme à son AMM,
- le cas échéant de l’existence d’une RTU,
- des risques encourus et des contraintes et des bénéfices susceptibles d’être apportés par le médicament,
- et porte sur l’ordonnance la mention : « Prescription hors autorisation de mise sur le marché » ou, le cas échéant, « Prescription sous recommandation temporaire d’utilisation »,
- des conditions de prise en charge, par l’assurance maladie, de la spécialité pharmaceutique prescrite dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées.
En cas de conflit, c’est au gynécologue-obstétricien qu’incombe la charge de la preuve qu’il a dispensé cette information, qu’elle a été comprise par la patiente et que celle-ci, bien informée, a dûment accepté la prescription hors AMM.
A défaut, la patiente – même sans préjudice subi – pourra obtenir des dommages et intérêts du seul chef de la carence du prescripteur dans la délivrance de l’information due (cf. arrêt Cassation civile 1ère ch., 23 janvier 2014, Gyneco online, mars 2014).
La patiente peut également reprocher à son gynécologue une absence de prise en charge par l’assurance maladie obligatoire du traitement prescrit hors AMM qui ne lui aurait pas été signalée, ou qu’elle n’aurait pas comprise. Si bien qu’on peut se demander si, toutes choses étant ce qu’elles sont par ailleurs, l’information renforcée imposée par l’article L. 5121-12-1, § III, ne doit pas conduire le praticien à exiger la signature d’un document écrit d’information et de consentement, compte tenu des risques judiciaires encourus.
Dans les établissements de santé :
le contrat de bon usage enregistre les prescriptions hors AMM
Parallèlement, au sein des établissements de santé publics, privés et ESPIC, a été mis en œuvre (article L. 162-22-7, CSS) un contrat-type de bon usage des médicaments et dispositifs médicaux (CBU), incorporé au contrat d’objectifs et de moyens conclus avec l’agence régionale de santé dont relève l’établissement, afin notamment d’améliorer les conditions de prescription (cf. décret du 27 septembre 2013 et instruction du 10 décembre suivant), en fixant des indicateurs et critères d’évaluation parmi lesquels il est tenu compte :
- du taux de prescription dans le cadre de l’AMM,
- du taux de prescription dans le cadre d’une recommandation temporaire d’utilisation (RTU),
- du taux de prescription dans le cadre du hors AMM hors RTU.
Lorsque le CBU n’est pas respecté, la part prise en charge par l’assurance maladie de certains médicaments, dispositifs médicaux et prestations peut être réduite dans la limite de 30% en tenant compte des manquements constatés.
Nul praticien, administration de tutelle ou association de patients ne peut contraindre un laboratoire à demander à l’ANSM une extension à d’autres indications de l’AMM d’un médicament déjà mis sur le marché, même si son efficacité est démontrée. Les raisons des laboratoires sont diverses et on sait les prescriptions hors AMM appelées à se développer. Les prescripteurs devront également multiplier leurs efforts pour se prémunir des preuves indispensables à prouver qu’ils ont satisfait aux obligations nouvelles rendues opposables par les trois réformes récentes du code de la santé publique à ce titre.