La recrudescence des contentieux en matière médicale, plus spécialement en gynécologie et obstétrique, conduit à s’intéresser à l’impartialité des experts nommés dans quasiment tous les dossiers dans lesquels une patiente reproche un manquement à son praticien (gynécologue-obstétricien, cancérologue, radiologue, biologiste ou autre médecin intervenant pour le diagnostic ou le traitement de pathologies dans cette spécialité).
Le 29 janvier 2015, la 2e chambre civile de la Cour de cassation a, de nouveau, confirmé un arrêt ayant refusé une demande de récusation d’un expert judiciaire, si bien qu’on peut observer qu’il est extrêmement rare que la partie qui sollicite qu’un expert judiciaire soit écarté obtienne satisfaction.
IMPARTIALITÉ DE L'EXPERT
Le médecin expert est tenu à une obligation générale de « conscience, d’objectivité et d’impartialité », prévoit l’article 237 du code de procédure civile.
(cf. notamment « Expertise médicale judiciaire : 20 questions sur la méthodologie
et le statut de l’expert », Lucas-Baloup et Schuhl, Editions Scrof)
D’ailleurs les experts prêtent serment « d’accomplir leur mission, de faire un rapport et de donner leur avis en leur honneur et conscience » (quand il s’agit d’un expert nommé par une juridiction administrative, le serment est différent : « conscience, objectivité, impartialité et diligence », cf. article R. 621-3, code de justice administrative).
Tout médecin, dûment inscrit à l’Ordre des médecins, peut se voir confier une mission d’expertise judiciaire, sans être inscrit sur une des listes officielles, dont le rôle n’est que de faciliter le choix des magistrats en leur proposant des hommes de l’art qui présentent des garanties formelles de compétences, sans pour autant que cette liste soit exhaustive ou obligatoire pour les magistrats de l’Ordre judiciaire ordonnant une expertise civile.
En matière pénale, les magistrats qui entendent choisir un expert en dehors de la liste officielle doivent spécialement motiver leur décision, par exemple par l’absence dans la liste officielle d’un expert dans la spécialité requise, ou par l’indisponibilité connue de l’expert inscrit (article 157 du code de procédure pénale).
En matière administrative, les juridictions peuvent nommer toute personne en qualité d’expert dès lors qu’elle n’est pas frappée d’une incapacité (article R. 621-2, code de justice administrative).
Le principe est prévu d’une manière générale par l’article 1er de la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires.
Les experts ne figurant sur aucune des listes officielles prêtent serment chaque fois qu’ils sont commis (article 6, loi n° 71-498).
RÉCUSATION DE L'EXPERT
Les experts peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges (article 234 du code de procédure civile).
La récusation peut être demandée :
« 1° Si lui-même ou son conjoint a un intérêt personnel à la contestation ;
« 2° SI lui-même ou son conjoint est créancier, débiteur, héritier présomptif ou donateur de l’une des parties ;
« 3° Si lui-même ou son conjoint est parent ou allié de l’une des parties ou de son conjoint jusqu’au 4ème degré inclusivement ;
« 4° S’il y a eu ou s’il y a un procès entre lui ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint ;
« 5° S’il a précédemment connu de l’affaire comme juge ou comme arbitre ou s’il a conseillé l’une des parties ;
« 6° Si le juge ou son conjoint est chargé d’administrer les biens de l’une des parties ;
« 7° S’il existe un lien de subordination entre le juge ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint ;
« 8° S’il y a amitié ou inimitié notoire entre le juge et l’une des parties. »
(article L. 111-6, code de l’organisation judiciaire)
Un médecin expert étant également soumis à son code de déontologie, aujourd’hui intégré dans le code de la santé publique, il doit lui-même et spontanément se récuser dans les cas prévus :
- à l’article R. 4127-105 :
« Nul ne peut être à la fois médecin expert et médecin traitant d’un même malade.
« Un médecin ne doit pas accepter une mission d’expertise dans laquelle sont en jeu ses propres intérêts, ceux d’un de ses patients, d’un de ses proches, d’un de ses amis ou d’un groupement qui fait habituellement appel à ses services. »
- à l’article R. 4127-106 :
« Lorsqu’il est investi d’une mission, le médecin expert doit se récuser s’il estime que les questions qui lui sont posées sont étrangères à la technique proprement médicale, à ses connaissances, à ses possibilités ou qu’elles l’exposeraient à contrevenir aux dispositions du présent code de déontologie. »
Ce dernier article pose l’intéressant problème de la compétence des experts dans la discipline dans laquelle ils sont nommés : par exemple un gynécologue désigné pour un rapport sur les complications d’un accouchement alors qu’il ne pratique plus l’obstétrique depuis 20 ans.
S’il ne se récuse pas spontanément, l’expert doit alors prendre l’initiative de recueillir l’avis d’un autre expert, généralement qualifié « sapiteur », mais seulement dans une spécialité distincte de la sienne et à condition que la question pour laquelle il ne s’estime pas suffisamment compétent porte sur une partie marginale de la mission.
La Cour de cassation a jugé que l’expert n’a pas à solliciter d’autorisation avant de s’adjoindre le concours d’un technicien relevant d’une spécialité distincte de la sienne (arrêt Cour de cassation, 3e chambre civile, 23 octobre 1984).
Aucun texte n’exige que le spécialiste consulté soit lui-même inscrit sur la liste des experts, mais le sapiteur intervient sous son contrôle et sa responsabilité (article 278-1, code de procédure civile et arrêt Cour de cassation, 3e chambre civile, 17 juillet 1985).
S’il s’agit d’une expertise ordonnée par la juridiction administrative, l’expert qui estime nécessaire de faire appel au concours d’un ou plusieurs sapiteurs pour l’éclairer sur un point particulier doit préalablement solliciter l’autorisation de la juridiction (article R. 621-2, code de justice administrative).
La demande de récusation d’un expert nommé par une juridiction administrative présentée par un avocat doit être annexée d’un pouvoir spécial à cette fin (article R. 621-6-1, même code).
JURISPRUDENCE RÉCENTE
Pour une illustration de ce qui précède, on peut citer un arrêt prononcé le 29 janvier 2015 par la 2e chambre civile de la Cour de cassation, sur pourvoi contre un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 16 octobre 2013. En l’espèce, l’expert judiciaire nommé relevait d’un « laboratoire d’accessibilité et d’autonomie » et était à ce titre « régulièrement missionné par les compagnies d’assurance et le Fonds de garantie ».
La Cour de cassation confirme l’arrêt de la Cour d’Aix et retient que celle-ci a souverainement apprécié « que si l’activité de l’expert n’était pas limitée à la réalisation de missions d’expertise judiciaire, rien ne permettait de retenir qu’il interviendrait à titre quasi exclusif pour le compte de tel ou tel assureur et d’autre part que l’unique correspondance d’un avocat produite à cet effet, se bornant à indiquer que ce même expert était régulièrement missionné par des compagnies d’assurance et le Fonds de garantie, était insuffisante à mettre sérieusement en cause son indépendance et plus particulièrement à faire douter de son impartialité dans l’accomplissement de la mission » litigieuse.
Dans une autre affaire relativement récente, une partie avait récusé un expert en invoquant le principe général d’impartialité, résultant du paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), sur le droit à un procès équitable.
L’expert contesté appartenait, comme un des médecins mis en cause, au même « groupe de lecture » organisé par une société savante. Mais l’arrêt de la Cour de Paris (Pôle 1, chambre 3) en date du 4 novembre 2014 a jugé :
« […] l’expert et le chirurgien mis en cause sont spécialisés dans des disciplines proches, ce qui explique cette participation à des groupes de travail et lecture communs […] ;
« Dès lors, la seule appartenance à un comité ou groupe de réflexion dans un milieu restreint de professionnels spécialistes, en dehors de tout lien d’amitié ou de subordination établi ou allégué, n’est pas de nature à faire naître un doute raisonnable sur la neutralité, l’objectivité et l’indépendance de l’expert judiciaire désigné ».
À l’identique, il apparaît contestable, eu égard aux dispositions de l’article R. 4127-105 du code de la santé publique ci-dessus rappelé, qu’un médecin expert travaillant à l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris ne soit pas récusé, conformément à la demande d’une des parties, s’agissant d’un conflit relevant d’un autre hôpital du même groupe de l’AP-HP. On peut ainsi citer l’alinéa essentiel de l’arrêt prononcé le 23 juillet 2014 par le Conseil d’Etat (5ème et 4ème sous-section réunies) :
« Considérant qu’eu égard d’une part, aux obligations déontologiques, et aux garanties qui s’attachent tant à la qualité de médecin qu’à celle d’expert désigné par une juridiction et, d’autre part, à la circonstance que l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris gère 37 hôpitaux et emploie plus de 20 000 médecins, l’appartenance d’un médecin aux cadres de cet établissement public ne peut être regardé comme suscitant par elle-même un doute légitime sur son impartialité, faisant obstacle à sa désignation comme expert dans n litige ou l’AP-HP est partie ; la Cour administrative d’appel, devant laquelle n’était pas alléguée l’existence de liens particuliers d’ordre professionnel entre l’expert ou le sapiteur et les médecins qui avaient pris en charge Mme C… A..., a constaté que ni Mme H…, praticien attaché au groupe hospitalier de la Pitié Salpêtrière, ni M. B…, praticien attaché à l’Hôpital Européen Georges Pompidou, n’exerçaient leurs fonctions au sein de l’Hôpital Saint-Louis, mis en cause par les consorts A… ; en jugeant, dans ces conditions que la situation professionnelle de Mme H… et M. B… ne justifiait pas leur récusation, elle n’a commis ni erreur de droit, ni erreur de qualification juridique. »
En revanche, dans une décision encore un peu plus ancienne mais toujours de 2014, le Conseil d’État a accepté une demande de récusation, formée par une patiente souffrant de troubles après une vaccination contre l’hépatite B, dans les conditions ci-après :
« L’expert a, d’une part, déclaré au cours de la réunion d’expertise que ˮnous sommes tous atteints de myofaciite à macrophagesˮ et d’autre part, qu’il a sollicité, le 30 novembre 2013, un extrait de casier judiciaire et un curriculum vitae de l’intéressée ˮafin de comprendre le cheminement d’esprit ayant conduit une responsable d’un établissement d’enfants autistes et agressifs à être licenciée, quelques années après la vaccination obligatoire contre l’hépatite Bˮ ; en dépit de l’examen pratiqué le 28 novembre 2013 sur la patiente et des travaux d’études préparatoires du dossier déjà réalisés, de telles déclarations et une telle demande qui dépasse le cadre de la mission d’expertise constituent des raisons sérieuses pour Mme E… de douter de l’impartialité de l’expert ; dès lors elle est fondée à demander sa récusation ».
Il est donc bien difficile, en pratique, de savoir si une demande de récusation a des chances ou non d’aboutir. En tout cas, pour être recevable, elle doit être sollicitée, devant le Juge qui a commis l’expert ou devant le Juge chargé du contrôle des expertises « avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de la récusation » (article 234, paragraphe 2, code de procédure civile).